XVII
La maréchale
– Ah ! ma pauvre Clémentine, fit la comtesse d’Andilly en se levant, le monde n’est pas gai. Mais va ! Chacun a ses misères. Croirais-tu que Sabine s’est amourachée de ce petit de Breux, qui doit débuter au théâtre, et qui n’a pas un patard ? Et ça me fait des sommations... oh ! respectueuses, tout ce qu’il y a de plus respectueuses. Où le respect va-t-il se nicher ? Que veux-tu ? Elle était si mal élevée, cette Sabine !... Et puis trop bon garçon... tiens ! dans le genre du duc. Très dangereux, les bons garçons ! Comme les bons mots, ce sont de bonnes gens qui vous assassinent pour rire... Il ne faut pas se laisser assassiner... Oui ! Oui ! Je sais, tu n’as pas voulu te mêler des affaires. Je comprends cela joliment !... Point à ton âge que... Et puis enfin, pour Mathilde... À quoi ça aurait-il servi d’ailleurs, avec un pareil panier percé ? Quand c’est à ce point-là, il n’y a même plus de panier du tout... Adieu ! Je reviendrai te voir. Va ! ça s’arrangera ! Tout s’arrange... mal, c’est vrai, enfin... ! J’ai toujours eu idée que Chantal épouserait Varon-Bey !... Ah ! si elle voulait !... Il est si riche, ce bonhomme-là !
Elle se pencha pour embrasser la maréchale, qui, assise dans sa bergère, près de la fenêtre, droite et sans une parole, lui tendait son grand front fouetté de mèches blanches sous le bonnet noir troussé comme une visière de casque.
– Adieu ! dit celle-ci. Et merci d’être venue, ma petite !
– Il n’y a pas de quoi ! Si ça te distrait, je reviendrai. Quand ce ne serait que pour savoir... Moi, il faut que je sache !... Je serais venue hier sans cette affaire des assises : mais le verdict n’a été rendu qu’à passé neuf heures. Sabine ne voulait pas s’en aller. Tu sais comme elle est mal élevée, cette Sabine !... Un empoisonnement, ma chère, à l’arsenic ! Quatre victimes, rien que cela ! C’était d’un passionnant !... Aussi, ce matin, je me suis levée exprès dès patron-minette... D’aussi vieilles amies que nous sommes, n’est-ce pas ? Te rappelles-tu, à Metz, la rue Fournirue... et la pension... et Madame Perrin-Hozé, la pâtissière, qui vendait de si bonnes croquantes et les flans tout chauds, tout bouillants ?
La maréchale fit « oui » de la tête, la face éclairée d’un sourire qui courut en frisson dans ses rides.
– Non, merci ! dit la comtesse en repoussant du bras la tabatière qu’elle lui tendait. Je n’en suis pas encore là. Tu es mon aînée, tu sais ! Allons ! adieu !... Du courage !
Elle s’arrêta devant la glace, pour tapoter le nœud de son chapeau – une capote de satin d’ancienne mode – et réépingler sa « visite » en Chantilly.
– Je n’ai pas seulement pris le temps de m’habiller !... On va rire de moi à l’église. Comment ! Déjà huit heures ? Je me sauve !
Puis, se décidant à partir, madame d’Andilly, guillerette à son ordinaire, encore qu’un peu dépitée au fond d’avoir appris le retour du duc, ce qui rendait le scandale infiniment moins scandaleux, prit la porte avec ces mots à la marquise de Boisgelais qui ne quittait plus sa mère :
– Non, restez près de votre maman. Je connais le chemin, ma belle !
C’était le lendemain de la fuite, pas encore connue, de Chantal, un dimanche. Dans la pénombre de la soupente sans soleil, la marquise, sous son voile abaissé en pleureuse, lisait des lèvres un paroissien, tandis que la maréchale tricotait, comptant ses mailles : une façon de chiffrer, sans rompre le repos du dimanche.
Elle n’avait pas changé, la maréchale. Sur sa face d’un ton de cire pas une ride de plus, pas une larme : aussi gris, aussi terribles étaient ses terribles yeux gris.
La catastrophe, où son fils sombrait, n’avait point arraché un soupir à ce corps de vieille cristallisé dans sa haine. D’un trait de plume elle pouvait le sauver : mais où sa revanche alors ? la revanche de ses trente années d’esclavage, la revanche de ce rude champ clos d’épousailles, des pleurs versés, des hontes bues, de sa prime jeunesse flétrie à ce dégradant contact de soudard ? Elle n’avait rien oublié du gaspillage de son bien, des retours d’orgies, des bourrades, et, de même que son livre de dépense, elle avait tenu son compte de rancunes. Pas plus la marquise de Boisgelais qu’Honorine n’avait pesé dans ses conseils. La haine du père, elle la reportait sur l’enfant, voilà, sur l’enfant, qui le continuait si bien. Son crime, cela, d’être né du maréchal, d’avoir hérité ses traits et son bel appétit de noceur ! Son fils, à elle ? Allons donc ! D’où est-ce qu’il lui ressemblait ? Et, ne se souvenant plus que ses flancs l’avaient porté, elle trouvait un plaisir de justice à se payer sur le petit de la dette du grand.
Sous son masque impassible, momifié, une joie la brûlait en dedans, à l’idée de cette fange répandue sur le nom de Varèse exécré : car elle, elle restait Hussenot, Hussenot, tout court, Hussenot – banquière. Et, sans peut-être avoir trempé dans le complot de la baronne, il n’était pas très sûr qu’elle ne l’eût pas connu.
– Comment es-tu, maman ? dit la marquise.
Et, ayant approché sa chaise, elle lui tâtait le front, les mains, la couvait du regard, obstinée à la voir souffrante.
Il y eut dehors un tumulte de voix. Honorine entrouvrit la porte et dit :
– C’est monsieur le général Salmon, de Metz !
Celui-ci se précipita, bousculant la femme de charge. Arrivé devant la maréchale, il fléchit le dos respectueusement. Puis, ayant fait demi-tour, il alla saluer le portrait, en soldat, le corps d’aplomb, les talons sur la même ligne. Ce ne fut qu’en se retournant qu’il aperçut la marquise, et, l’air bourru pis qu’à son ordinaire :
– Demande mille pardons, madame, dit-il. Votre santé est bonne ?... Demande mille pardons !
Il avait tiré un large foulard rouge à dessins, dont il se tamponnait les yeux, sanglotant :
– Sacredié de sacredié ! Quel malheur !... Un coup pareil ! Ça vous démolit... démolit...
– Général, asseyez-vous donc ! gémit madame de Boisgelais.
– Merci... Demande mille pardons... pas mon métier !... C’est plus fort que moi ! Sacredié !... De si vieux amis !... Ah ! le pauvre grand, s’il n’était pas mort... il en mourrait... mourrait ! – Et, envoyant une œillade au maréchal qui souriait bellement dans son cadre : – Oui, mon vieux, tu as bien fait de mourir... tu as bien fait !
Enfin, la voix nettoyée d’un crachement, il fourra son foulard dans sa poche, et, soudain calmé, il commença d’un ton de tragédie :
– Madame la maréchale, je viens pour le petit... J’ai pris mes informations... On peut nettoyer l’affaire avec une pièce de quelques mille francs. Il n’y a pas à plaisanter, vous savez ?... pas à plaisanter !... Me permets de vous dire ça, hein ? Quand on se connaît depuis... depuis, enfin, n’importe. Le petit est jeune, léger, pas mauvais au fond... Il ne recommencera pas... M’a donné sa parole d’honneur... parole d’honneur ! Et ça n’est pas pour une fichtre question de gros sous que vous voudriez laisser traîner le nom de Varèse... qui sait ?... sacredié ! peut-être en justice !... Avez-vous vu la pauvre petite duchesse ?... Elle fait de la peine... fait de la peine ! Et Chantal ? Et François, le pauvre gachenet ?... Voyons ! madame la maréchale... s’agit de les tirer de là, pas vrai ?
Il s’arrêta, épongeant son front chauve ; la marquise murmurait toujours ses ave, comme enfermée dans ses prières, et la maréchale indifférente tricotait.
Il reprit :
– Est-ce que vous n’êtes pas de mon avis ?
– Non ! répondit-elle. Qu’ils se débrouillent !
Et le cliquetis plus sec des aiguilles appuyait ce « non » furieusement.
Le général sursauta.
– Allons donc ! dit-il... Allons donc !
Il ne put achever : une toux lui montait à la gorge, et, la figure cramoisie, il fut un bon moment à étrangler dans son foulard.
– Ça n’est pas votre... votre... hum ! hum !... oh !... votre dernier mot... dernier mot ?
– Si, le dernier. Non, c’est non !
– Voyons ! Voyons ! Madame la maréchale, vous ne me ferez pas accroire, à moi, que le nom de mon vieil ami, le maréchal... ce nom, qui reluit, sacredié ! comme un bancal, ne vous est pas plus cher que... que... hum ! hum !... qu’une pochée de cent sous ?... Compris ! ah ! ah ! ah !... compris !... C’est un non pour un oui ! Histoire de flanquer la venette au petit... Bonne idée ! Ça sera une leçon... une leçon ! D’abord je lui ai donné ma parole : s’il recommence, je lui f... iche des calottes... Et le général de division d’artillerie en retraite, Salmon... de Metz... sénateur... ancien ministre... n’a qu’une parole... sacredié ! qu’une parole !... Tout de même, il n’y a pas trop le temps de muser. Le compère Varon-Bey poursuit... Les feuilles de ce matin reparlent du cercle de l’Épée et de cette s... blague de chantage... Ah ! les coquins, ces journalistes ! Vous savez que Chalain s’est battu avec un de ces polissons-là ?... Bon petit garçon, ce Chalain... Trop grand à cheval, beaucoup trop grand, une asperge... enfin, n’importe... bon petit garçon tout de même !... Bref, demande pardon de mettre les pieds, comme on dit, dans le plat... mais là, voyons ! pour quand est-ce, madame la maréchale ?
Elle le fixa dans les yeux, et, tricotant toujours, de sa même voix blanche sans éclat, elle répondit :
– Je n’y peux rien.
– Comment ! Vous n’y pouvez rien ?... Il y a un malentendu : je me serai mal expliqué... Demande mille pardons... Vous savez ce que c’est ?... Pas mon métier !... Voici en deux mots, madame la maréchale : vous demande ce que vous comptez faire pour le petit, qui a des masses de dettes, pas le sou et une sale affaire sur les bras. Et quand un général français, un Varèse, a une sale affaire sur les bras, il ne va pas chercher midi à quatorze heures, il se fait sauter le caisson... pardon de l’expression ! Mais c’est ça !... Hier, sans Chantal, ça y était... Faut pas qu’il recommence, sacredié !... Voyons, madame la maréchale !... Non ?... Rien ?... Ah ! S... tonnerre !
Il s’était mis debout et gesticulait derrière sa chaise. Madame de Boisgelais le tira par sa redingote :
– Général, je vous en prie ! dit-elle. Pas de scène devant maman ! Elle n’a pas besoin de cela... Ce malheur l’a assez bouleversée... – Et avec un soupir, elle ajouta : – Mon pauvre frère ! C’est le bon Dieu, qui... !
– Eh ! laissez le bon Dieu où il est, madame ! Il s’agit de l’honneur du nom, le nom de votre papa...
– Je vous en supplie ! reprit-elle, des hoquets dans la voix. Vous la tuez... Vous voyez bien que vous la tuez... C’est mal ! un vieil ami de la famille !...
– Mais c’est justement pour ça, sacredié !... Ah ! si le maréchal était là, qu’est-ce qu’il dirait, le pauvre vieux ?... Encore un coup...
– Inutile, général. S’il n’avait tenu qu’à moi de rendre l’honneur à mon frère, Dieu m’est témoin que j’aurais tout donné... tout... Hélas ! il est trop tard !... Dieu...
– Mais vous n’avez donc rien là ? fit-il en éclatant. – Et il se tapait de grands coups dans la poitrine. – Rien ?... Rien ?... Ah ! sacredié ! vous allez le laisser mourir alors... comme un chien ?... déshonoré par-dessus le marché ? Le général Jarry, fils du vainqueur de Varèse, déshonoré ! – C’est à crever de rire ! Quand tout le monde sait qu’il a une maman est-ce que je sais combien de fois millionnaire ?... Si je pouvais quelque chose, moi, parbleu !... Mais ce n’est pas avec mes quat’sous de retraite et de Sénat... ! Madame la maréchale, par pitié !... Au nom de mon cher et grand ami !... Voyons ! c’est votre fils, pourtant, votre petiot...
– Non ! dit la maréchale.
– Comment ? non ?... C’est cependant pas celui du Grand Turc !... Et s’il crève, alors, s’il se fait sauter... pour de bon ?
– Je m’en moque !
Et, lâchant son tricot, la maréchale jeta en l’air ses deux bras d’un geste d’ennui qui soulignait ces trois mots épouvantablement.
Le général lui tourna le dos, et, apostrophant le portrait :
– Ah ! mon pauvre vieux, on t’oublie fichtrement ici ! dit-il.
Une fois encore il revint à elle, et, comme il l’implorait, courbé en deux, avec de grosses larmes qui coulaient sur sa peau rude et couturée de soldat, la marquise l’emmena vers la porte, geignant.
– Général, général !... Assez !... C’est affreux, ce que vous faites là !... Vous en rendrez compte au bon Dieu !... Vous la tuez, je vous dis... vous la tuez !... Ma pauvre maman !... Ce sont eux qui vous envoient, n’est-ce pas ?... Les misérables ! Je sais : ils voudraient la voir morte...
– Ah ! sacredié ! oui ! fit-il en se retournant.
Et un gros vacarme de bottes et de jurons sonna dans l’escalier, tandis que la marquise s’empressait, avec des câlineries moites de bonne sœur.
– Va ! maman, tant que je serai là...
Et ce furent des recherches de petits soins : elle la redressait dans sa bergère, lui calait les reins, remettait droit son bonnet, avec des « Jésus ! », des yeux au ciel, un babil de chapelet, sous le regard gelé d’Honorine, qui, debout, sur la porte ouverte, montait sa faction en reprisant un bas.
Juste comme neuf heures sonnaient à l’horloge de la cour, le duc se jeta dans la chambre, en veston, sans chapeau, les yeux rouges, effaré, appelant :
– Chantal ?... Chantal ?... Elle est ici, n’est-ce pas ?... Mais répondez donc !... Je t’en prie, maman, dis-moi quelque chose ! Tu ne l’as pas vue... hier soir... cette nuit ? Je ne sais plus... je ne sais plus !... Oh ! Dieu !... Dieu !... C’est trop !
Il pleurait, les mains à plat sur la figure et de l’eau suintait comme d’un filtre au travers de ses doigts.
– C’est bien vrai que vous ne l’avez pas vue ?... Ce n’est pas possible !... Oh ! tout perdre en même temps... tout perdre !... Elle n’a pas couché à l’hôtel... cette nuit... Oh ! mon enfant ! ma pauvre enfant !
Il avança d’un pas vers sa mère, qui continuait à tricoter, insensible : il lui prit le bras, et clamait :
– C’est ta faute, tu entends ?... ta faute !... Si tu avais fait ton devoir... oui, ton devoir !... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Ma pauvre enfant !... Chantal ?... Mais où est-elle ?... Chantal ?... Tu le sais, je suis sûr que tu le sais !... Elle est venue ici hier ? Que lui as-tu dit ?... quoi ? quoi ?... Mais réponds donc !
La marquise le tirait par-derrière, l’implorant :
– François, je t’en supplie !... Maman n’est pas bien... tu la tues !... Puisque nous ne savons pas où est Chantal !... Voyons ! Elle ne peut pas être perdue : tu la retrouveras !... Elle est sortie, voilà... elle va revenir... Va-t-en, je te dis !... Ça fait mal à maman... cette pauvre maman... Le bon Dieu te voit, tu sais...
Le duc lui cracha une injure, et, la repoussant :
– Oui, je m’en vais ! Tu as peur que je lui demande de l’argent ?... Pif... ! Il n’y a pas de danger que maman lâche ses écus... Tu es là d’ailleurs pour l’empêcher, hein ?... Tu parles de ta religion, de ton Dieu !... Je la connais, ta religion, je le connais, ton Dieu. C’est lui, qui t’enseigne la haine... malheureuse !
Puis, marchant sur la maréchale, qui, apeurée, les bras en défense, se reculait, il la saisit aux épaules, et la secouait, dans un coup de folie :
– Qu’as-tu fait de ma fille ? criait-il... Qu’en as-tu fait ?... Réponds !
Alors elle se dressa tout debout, suant la haine ; et, les yeux dans ses yeux, terrible, elle dit seulement :
– Oui, tu es bien le fils de ton père !
Et, en proie à une soudaine attaque, les bras battants, les prunelles pétrifiées, la bouche tordue, elle s’abîma de son long sur le carreau, tandis que la marquise appelait : « Au secours ! » et qu’Honorine, l’air dur, montrait la porte au duc, avec ces mots cinglés d’une voix âpre :
– Allez-vous-en !... Allez-vous-en, parricide !